
La fin du monde en 2012 n’a pas eu lieu. Mais des centaines de personnes étaient rassemblées à Bugarach, une petite ville de l’Aude (11) dans le sud-ouest de la France, conçue comme un refuge par certaines théories apocalyptiques. La raison ? Le pic (ou Pech) de Bugarach serait un point mystique qui échapperait à Armageddon.
A l’époque, deux jeunes journalistes, Romain Lescurieux (ancien journaliste à 20 minutes) et Antonin Vabre, fascinés par l’enjeu mondial de l’événement, s’y rendent le 21 décembre 2012. Dix ans plus tard, ils reviennent à Bugarach pour s’imprégner du quotidien de ses 200 habitants. temps comme dans les entrailles de la montagne. Ils le racontent dans leur livre La Montagne Inversée, une expédition dans les méandres de l’imaginaire*, qui sera publié mercredi. Derrière les ovnis, le chamanisme et les complots cosmotelluriques, ils racontent la vie d’un village touché par la désertification, le chômage et l’oubli.
En 2012, alors que vous étiez étudiant en journalisme, vous vous êtes rendu à Bugarach, là où la fin du monde a été annoncée. Rien ne s’est passé. Pourquoi revenir en arrière dix ans plus tard ?
Nous étions fascinés à l’époque par l’effervescence entourant cet événement et l’ampleur qu’il avait prise. C’était partout, sur les chaînes d’information actuelles qui venaient de naître, sur les réseaux sociaux… Imaginez trois cents journalistes du monde entier, des centaines de gendarmes, une unité d’élite, la Croix-Rouge mobilisée. Tout cela en sachant que rien ne se passerait.
En tant que journalistes, nous avons vu des situations similaires se produire à plusieurs reprises. Ce que nous appelons entre nous le “syndrome de Bugarach”. Des phénomènes où rien ne se passe et pourtant le monde en parle. Bugarach a toujours été dans nos esprits. Nous nous sommes sentis inachevés. Il fallait comprendre comment on pouvait arriver à ce genre de situations. Nous avons attendu que la tension retombe, que le village sorte de l’actualité, et nous y sommes retournés avec trois questions en tête : comment les histoires de fin du monde, d’ovnis et de calendrier maya se sont-elles heurtées dans cette petite ville ? dans le Sud. de France? D’où vient la prophétie annonçant que les personnes présentes à ce paroxysme, ce 21 décembre 2012, seraient épargnées ? Et comment cette rumeur a-t-elle fait le tour du monde ?
Avez-vous trouvé les réponses à ces questions ?
Surtout, oui. Pendant deux ans, nous sommes remontés aux origines de l’histoire par le bouche à oreille. Après plus d’une centaine d’interviews, nous avons retracé le fil des années 2000 aux années 1970 et observé comment chacun ajoutait les légendes, une rumeur, une croyance… pour arriver au bout du monde.
C’est ainsi que vous découvrez que Bugarach n’est pas seulement 2012…
Certainement pas. Il n’est pas sorti d’un chapeau par hasard un beau jour. Le Pech a une histoire riche, ne serait-ce que depuis un siècle. Et il attire depuis des décennies les curieux en quête d’ésotérisme. De nombreuses légendes et mythes entourent cette montagne. Certains y parlent d’un hangar à OVNI, d’autres lui confèrent des qualités cosmotelluriques. Le New Age, ce mouvement qui a pris son essor dans les années 1970, a ramené de nombreux adeptes au sommet.
Dans votre livre, on sent que certains habitants sont fatigués de ces légendes et de la notoriété qu’elles procurent. Comment avez-vous été accueilli à votre retour chez vous ?
C’était délicat au début. Il y a une vraie fatigue causée par toutes ces histoires. Les premiers journalistes sont arrivés en 2010, attirés par l’effervescence autour du phénomène. Et souvent les habitants sont dépeints comme des visionnaires. Il y a une confusion qui se crée auprès des touristes en quête d’ésotérisme. On sent que les habitants aiment leurs montagnes et leur terroir. Mais ils sont toujours traumatisés. Et nous, sur le chemin du retour, remettons une pièce dans la machine. Pech est à la fois une fierté et une malédiction.
Comment est-ce une malédiction?
Car derrière la montagne qui attire par milliers les adeptes des énergies cosmiques et les chasseurs de trésors, se cache un village qui se bat pour ne pas mourir. Près de 10 000 personnes viennent au Pech chaque année. Certains déboursent 2 000 euros en voyages thématiques organisés. Mais souvent ils ne restent qu’une journée et ne viennent pas du tout au village, qui ne bénéficie donc pas des retombées économiques.
Le maire a lutté pour empêcher que sa ville ne devienne une sorte de Lourdes ufologique, avec des ovnis en plastique à vendre à chaque coin de rue. Mais il veut toujours attirer les touristes, qu’ils viennent y passer une nuit ou deux. Pour relancer l’économie. Il n’y a même plus de magasin.
Et alors que la municipalité jongle avec un budget très modeste pour faire vivre Bugarach, on les traite de village de fous…
Oui, car à travers votre livre on découvre que, malgré sa renommée, c’est une ville en difficulté comme des milliers d’autres en France…
C’est aussi ce que nous voulions souligner. L’Aude est l’un des départements les plus pauvres de France. Et Bugarach, comme beaucoup d’autres, est touché par la désertification, le chômage, la désindustrialisation. Les jeunes se rendent en ville. Il n’y a plus de médecin à des kilomètres. L’unique classe de l’école ne tient qu’à un fil… Nous avons voulu replacer Bugarach dans un contexte social et raconter l’histoire du village avec la mémoire des anciens, pendant la seconde guerre mondiale, pendant l’exode rural, à travers les années 1980 et 1990. Voyez ce qu’il y avait derrière la montagne brillante.
Même dix ans après la fausse fin du monde, l’ésotérisme est-il toujours aussi présent dans la région ?
Toujours. Avec Covid, il a même connu une résurgence. Il y a une grande recherche de bien-être et surtout de réponses à des questions existentielles. Dans ce cadre on voit beaucoup de cures détox, de jeûnes, d’ateliers “sacré féminin”. On vient se “recharger” avec les énergies dégagées par le sommet. Cela peut sembler absurde, mais nous sommes dans une période où beaucoup de gens cherchent un peu de sens à tout. On voit beaucoup de femmes issues de milieux privilégiés qui viennent chercher un peu de magie. L’ésotérisme est très féminin car 8 adeptes sur 10 sont des femmes. Les hommes sont plus intéressés par l’ufologie et la chasse au trésor.
A tel point que vous vous êtes rendus tous les deux au cœur de la montagne lors d’une expédition de spéléologie pour vérifier si les rumeurs à son sujet étaient vraies ?
Oui, car c’est le centre de l’imaginaire. Au fil des ans, l’intérieur de cette montagne a toujours donné lieu à de nombreuses légendes. Trésors, hangars à OVNI, vortex, passage dans un monde parallèle… Nous avons fait notre travail de journalistes et nous y sommes allés pour démystifier la matière et avec l’envie de voir de nos propres yeux les kilomètres de galeries qui s’y trouvent et toute l’histoire de la spéléologie sur le site, qui reflète l’histoire du village. C’est une montagne qui, avant de devenir un lieu inquiet de la fin du monde, avait déjà intéressé les scientifiques et les paléontologues pour ce qu’elle est. Une montagne à l’envers. Nous voulions lancer une démarche scientifique.
Et qu’avez-vous trouvé au final ?
Une impasse! Car l’enquête n’est pas encore terminée. Et les anciens attendent qu’une nouvelle génération de jeunes spéléologues aventureux vienne poursuivre les recherches. En attendant, tous les fantasmes sont encore possibles.